Nous nous faisons une idée fausse de la miséricorde, en croyant qu'elle s'achète au détriment de la vérité. Au fond, la miséricorde évoque d'abord pour nous presque toujours l'indulgence. Serait miséricordieux celui qui n'attacherait pas trop d'importance au mal, celui qui saurait reconnaître que "ce n'est pas si grave que cela", celui qui serait disposé à oublier, "à passer l'éponge". C'est-à-dire que, finalement, au nom d'un certain optimisme bienveillant et surtout d'une appréciation inexacte de la liberté humaine, on considère que les fautes des hommes ne méritent pas d'être prises tellement au sérieux.
Mais cette attitude implique en fait que l'homme ne serait pas tellement aimé que cela. L'opposition que nous imaginons entre justice et miséricorde vient de cette illusion. On ne devra jamais oublier que la miséricorde est une justice supérieure.
Quand on aime quelqu'un, on prend ses fautes au sérieux. Pardonner est un acte grave, ce n'est pas du tout de l'indulgence. Pour ne pas se tromper en pensant à la miséricorde (dans son rapport avec la justice), il faut toujours partir de cette idée très précise et très distincte de l'indulgence remettre une dette. C'est parce que la miséricorde s'intéresse à une dette, qu'elle est une justice. Mais elle va au-delà de la justice.
Etre juste, ce serait donner aux créatures ce qui est nécessaire pour atteindre leur fin : or, Dieu donne au-delà du nécessaire, il donne son Fils. - La justice récompense chacun selon son mérite : or, Dieu donne au-delà du mérite, il partage sa béatitude même. - La justice inflige la peine due à la faute or, Dieu donne au-delà, il par-donne.
La miséricorde est une justice supérieure. On peut même dire plus : dans la volonté divine, miséricorde et justice coïncident. C'est un des aspects par où la miséricorde est un mystère, qui nous échappe, parce qu'il en va différemment de nous. En nous, il s'agit bien de deux mouvements de notre cœur : regarder l'autre comme l'autre, c'est la justice ; regarder l'autre comme nous-même c'est la miséricorde. Mais l'amour de Dieu est tel qu'il dépasse toute division : d'une certaine manière, il ne peut pas nous regarder comme l'autre. Il nous regarde toujours comme s'il s'aimait lui-même. (On dira de même de la justice qu'elle n'intervient pas d'abord à notre égard mais de Dieu à l'égard de lui-même.)
Il est cependant vrai que notre anxiété en face de la justice divine n'est pas sans fondement, car si la miséricorde est une justice supérieure, cela n'entraîne pas que la justice se manifeste seulement de cette façon. Au niveau des effets, il est vrai que Dieu nous apparaît comme ayant un double visage : celui d'une justice puissante et celui d'une justice miséricordieuse. (Bien sûr, les effets de la justice pure sont autant la récompense du bien que la punition du mal, mais la récompense du bien suppose que miséricorde nous a été faite pour nous tirer du péché. Aussi on a l'habitude de bloquer la justice pure avec la punition du mal.)
C'est vrai, comme pour les ouvriers de la onzième heure, ces deux visages de Dieu nous semblent incompatibles, pour nous. Et le problème de notre anxiété est réel puisque devant le même péché, Dieu peut manifester l'une des deux faces de sa justice : la punition ou la miséricorde.
Père Bernard Bro, Dieu seul est humain